ÉLOGE DE LA PAUVRETÉ
Les pauvres du monde entier seraient bien mieux servis si on cessait de les acculer à la misère sous prétexte de les aider
Majid Rahnema est bien au fait du fonctionnement des grandes institutions
internationales. Diplômate et ministre, il a représenté l'Iran aux Nations
Unies. Il a aussi été membre du conseil exécutif de l'Unesco et
représentant-résident des Nations Unies au Mali. C'est en constatant le contraste
entre les projets d'aide au développement et la réalité sur le terrain
du Tiers-Monde qu'il a fini par faire sien le cri de Gandhi : « Laissez les
pauvres tranquilles ».
« L'existence reconnue de quatre milliards de personnes dont le
revenu journalier est inférieur à deux dollars par jour constitue bien la preuve
selon laquelle les immenses « progrès » économiques et
technologiques n'ont abouti qu'à une augmentation sans précédent du nombre
des naufragés de notre économie », constate-t-il dans son ouvrage Quand
la misère chasse la pauvreté. « Il est temps de réaliser que la
course à la croissance économique n'est pas la réponse à leur
problème. Elle est elle-même le pro-blème qu'il faudra enfin aborder sans
peur ni préjugé ».
En 2003, Majid Rahnema prononçait une conférence sur ce
thème au Colloque Philia, organisé par la Revue L'Agora. En voici quelques
extraits.
Les « pauvres »... Pendant des millénaires,
le substantif désignant ceux que nous qualifions aujourd'hui de pauvres, et que nous
confondons avec les miséreux, a été absent de tous les vocabulaires du
monde. Il a toujours existé des adjectifs pauvres, qui s'appliquaient à des noms
– comme un sol, une santé, une relation. De ce fait, tout individu était
pauvre (ou riche) en quelque chose, sans être en entier un pauvre.
L'émergence du substantif – et donc de la personne du pauvre -
est apparue à la faveur d'une évolution économique entre le 10e et le 8e
siècle av. J.-C., quand un petit nombre de propriétaires fonciers ont contraint
des exploitants agricoles à céder leurs terres. Mais même alors, les langues
ont inventé une incroyable variété de mots pour nommer leurs
« pauvres ». En persan, on en repère près de
quatre-vingt ; la Tora utilise au moins huit mots à cet effet ; et au
Moyen Âge, une quarantaine de mots latins couvraient leur condition.
L'antinomie pauvre-riche, elle même, est récente. En Europe,
jusqu'au Moyen Âge, et presque partout jusqu'à des dates plus proches, le pauper
est plutôt le contraire de potens (puissant).
Toutes les cultures ont donc multiplié les termes pour désigner
leurs indigents. Une différence fondamentale sépare cependant ces derniers du
« pauvre » que l'on définit comme tel aujourd'hui quand on parle
« des pauvres » dans le monde. Les premiers vivaient dans des espaces
familiers, de dimension relativement réduite. Le second est un être coupé
de ses racines, une sorte d'inconnu transplanté de son sol natal vers le
« village planétaire ». [...]
En proposant de distinguer la pauvreté de la misère, saint
Thomas d'Aquin apporte une distinction qui permet de préciser de quoi l'on parle, et que
je souhaite reprendre. Le pauvre, écrit-il, est celui qui manque du superflu ;
le miséreux, lui, manque même du nécessaire.
La pauvreté apparaît
donc comme une condition fondée sur les principes de simplicité et de
frugalité, un mode de vie imprégné des concepts de qana'at (un mot
persan et arabe qui signifie « contentement de ce qu'on a », ce qui est
perçu comme la part de chacun dans l'ordre cosmique), de convivialité et de
partage avec d'autres membres de sa communauté. Ce mode d'existence représenterait
une éthique et une volonté de vivre ensemble, selon des critères
culturellement définis de justice, de solidarité et de cohésion sociale,
autant de qualités nécessaires pour affronter ensemble la
nécessité.
La misère, à l'inverse, désigne la chute dans un monde
sans repères où le sujet se sent dépossédé des forces vitales
individuelles et sociales pour prendre en main sa destinée. Brisé dans son corps
et dans son âme, il rappelle le sort d'un noyé que seule une bouée de
sauvetage lancée par d'autres peut éventuellement sauver de la mort.
Fort de cette distinction, je crois pouvoir affirmer que pendant des
millénaires et jusqu'à récemment, la condition normale de l'homme
civilisé a été de vivre pauvre. La grande majorité des peuples a
vécu ce que j'appelle une pauvreté conviviale : un mode de vie simple et
frugal, appuyé sur les ressources de son entourage, nourri de relations sociales et
humaines. Le pauvre était à même de faire face jusqu'au bout à
toutes les situations parce que « riche » de son métier, de ses
savoir-faire transmis de générations en générations et du corps
social qui lui apportait une certaine protection. Ces sociétés
vernaculaires(1) n'avaient pas de « besoins » dans le sens
moderne du mot; elles ne cherchaient pas à maximiser à tout prix leurs ressources
ou leurs profits. Pour elles, la rareté était perçue comme une facette
de la plénitude cosmique, comme une dimension de la nécessité : elle
devenait un ressort nécessaire à l'abondance, créatrice de culture et de
convivia-lité – qu'on pense aux sociétés extrêmes comme celles
du désert ou du Grand Nord, à l'origine de grandes cultures et capables de tirer
le meilleur parti de leurs maigres ressources. Au sein de toutes ces sociétés,
tomber dans la misère représentait donc un accident plutôt qu'un
phénomène sociologique.
Depuis la révolution industrielle, cet ordre des choses est
brisé. Le nouvel ordre économique mondial pousse désormais de nombreux
« pauvres » vers la misère, par les pressions, les mirages et les
attentes liées aux promesses d'une économie de plus en plus
« désenchâssée » du social.
La nouveauté radicale de cette condition vient de ce que, pour la
première fois dans l'histoire, le système techno-économique, qui s'est
imposé à la société soi-disant pour la conduire vers l'abondance,
est en même temps structurellement impliqué dans la production de la rareté
et des misères modernisées. Si ce second aspect du système reste moins
connu, il le doit à sa capacité remarquable de coloniser l'imaginaire de ses
victimes, à tel point que beaucoup d'entre elles continuent à y voir une
réponse à leurs besoins insatisfaits pendant qu'on les prive des ressources,
des réseaux et des métiers qui leur permettaient avant de vivre
dignement.
La pauvreté modernisée incarne toutes les contradictions de ce
système : en particulier, celle qui oppose son discours, fondé sur la
promesse de transformer la rareté en abondance afin d'en faire bénéficier
tous les consommateurs, à sa pratique de multiplier les besoins dans un but
essentiellement lucratif.
La rareté induite par ce système, bien différente de la
rareté naturelle, est aujourd'hui la cause principale des privations dont souffrent
les pauvres. Elle génère une frustration existentielle, humiliante et corrosive
pour les populations dépossédées des moyens nécessaires à
leur subsistance et incapables d'accéder à ce qu'on leur présente comme
des biens indispensables(2).
La production explosive des besoins induits est aussi à l'origine d'une
nouvelle forme d'indigence, que l'on pourrait appeler la misère modernisée.
C'est ce que les historiens de la Révolution industrielle ont appelé le
paupérisme : une condition qui représente la déchéance du
pauvre parce qu'il est systématiquement attaqué dans ce qui faisait la grandeur
de la pauvreté conviviale. Une variante encore plus tragique de cette misère a
ensuite été exportée vers le Monde dit Tiers, là même
où, au dire de l'anthropologue Lucie Mair, « la misère [était]
impossible ; [car] il n'[était] pas question que quelqu'un, s'il a besoin
d'être aidé, ne le soit pas(3) ». Dans ces pays, les politiques
de recolonisation conduites sous la bannière du
« développement », l'importation massive des
« valeurs » et des produits de l'économie dominante, enfin la
destruction systématique des économies morales de subsistance, se sont
conjuguées pour créer des formes encore plus abjectes de misère
modernisée.
C'est dans un tel contexte que les pouvoirs dominants ont mis au point les
différentes formes d'aide ou d'assistance pour « éradiquer la
pauvreté », campagnes qui, dans les faits, contribuent plus à la
fragilisation – voire à la destruction, au déracinement – des pauvres
qu'à l'éradication de la misère.
Le mot aide a subi une telle corruption que ce qu'on appelait un jour
de ce nom est devenu son contraire. L'essence de l'aide transparaît bien dans la
Parabole du bon Samaritain, que raconte Jésus de Nazareth (Lc, 10, 30-37). Le geste
spontané de ce Samaritain représente, à l'état pur, la compassion
d'un être humain qui découvre la présence d'un autre en détresse
et en est si touché qu'il va vers lui pour l'aider sans la moindre
arrière-pensée.
Au fil des siècles, l'institutionnalisation de l'aide, d'abord par
les églises puis par les états ou les grandes institutions, a transformé
l'acte du bon Samaritain en une véritable menace car elle conduit, même sous sa
forme la plus charitable, à créer chez les assistés des
dépendances souvent asservissantes. Dans la parabole de Jésus, on voit bien que
c'est le geste de compassion, ce mouvement de cur qui amène spontanément
un être humain vers un autre en difficulté, qui fait de lui un prochain.
L'aide institutionnalisée s'applique aujourd'hui à toutes sortes d'interventions
qui n'ont rien à voir avec la relation au prochain, dans la mesure où elles
font de la personne prétendument « aidée », un instrument
de pouvoir entre les mains de celui qui est censé « aider ». Ce
n'est pas sans raison que le gros des dépenses faites sous cette étiquette va
principalement à l'aide aux « infrastructures » nécessaires
au maintien des dépendances, notamment aux dispositifs de contrôle et de
répression des populations ciblées et aux institutions économiques,
financières et militaires qui sont loin de pouvoir aider les pauvres dans leur lutte
contre la misère.
Si l'aide aux pauvres répond si mal à leurs questions, c'est que
leurs souffrances, leurs tribulations et leurs aspirations sont
« diagnostiquées » indépendamment des structures sociales
qui les ont fait naître. Ce dont souffrent les pauvres et ce qu'il leur paraît
important et souhaitable pour leur bien a, dans les faits, aussi peu d'importance pour les
donateurs qu'il en a aux yeux du puissant qui faisait l'aumône au Moyen Âge...
pour le salut de son âme.
Les politiciens et leurs experts en pauvreté se refusent à
mettre en cause les raisons profondes des phénomènes de paupérisation. Ils
ne cherchent jamais à voir s'ils peuvent supprimer les disparités sociales et
les mécanismes de production de la rareté. Ce qui les intéresse est
plutôt d'atténuer certains effets révoltants de ces disparités
afin de mieux préserver les structures existantes de la société qui les
crée.
Lorsque j'évoque ces questions, on me reproche de vouloir une
sorte de retour au passé ou comme une volonté de refuser aux pauvres le confort
que les progrès de l'économie ont apporté à la vie des classes
moyennes. Ces détracteurs confondent largement la pauvreté dont je fais
l'éloge, où le nécessaire ne manque pas, avec la misère (le
manque du nécessaire). L'essentiel, je crois, est d'arrêter de prendre les
pauvres pour des incapables et de vouloir leur imposer des formes de richesse qui n'ont
aucun sens pour eux. Des organisations comme la Banque Mondiale devraient ainsi cesser de
définir la pauvreté comme elles le font (un revenu mimimun d'un ou deux dollars
par jour), pour essayer plutôt d'associer toutes les victimes de la mondialisation
à redéfinir ensemble ce qu'est la richesse. Il y a de fortes chances que
les richesses ainsi redéfinies corres-pondraient pour la plupart à celles-là
même que ces organisations sont en train de détruire au nom de la lutte contre
la pauvreté.
Fort de sa connaissance des pauvres, Gandhi exhortait en son temps tous les
docteurs-ès-pauvreté à laisser les pauvres tranquilles – plus
précisément à ne pas peser sur leurs épaules (get off their back).
Il avait compris que ses amis les pauvres seraient bien mieux servis si au lieu de lutter contre
la pauvreté, on les aidait à renouer avec leurs ressources et leurs
capacités millénaires, leur meilleur outil contre
l'adversité. ©EQm
(1) Vernaculum
désigne tout ce qui était élevé, tissé, cultivé,
confectionné à la maison, par opposition à ce que l'on se procurait par
l'échange. Le terme me semble plus approprié pour décrire les
sociétés préindustrielles, car il permet d'éviter la connotation
du mot « traditionnel », que l'on assimile parfois à des
sociétés fermées.
(2) L'économie
moderne ne cesse d'expliquer aux pays dits pauvres que le développement ne peut se faire
que si la priorité est accordée à l'exportation. Rompant avec les principes
d'une économie autosuffisante tournée vers les besoins des populations, les pays
à main-d'uvre bon marché se mettent à chercher leurs sources de
richesses à l'extérieur et voient leurs modes de vie colonisés. Ils
s'épuisent à produire des choses dont ils n'ont pas besoin, dans le seul espoir
d'obtenir des emprunts... qui de plus en plus ne font que financer une partie de leur
dette.
(3) L. P. Mair ,
An African People in the Twentieth Century, 1934
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